Il y a des histoires qui se terminent bien: en 2005, Koei Tecmo dévoile son projet Ni-Oh, dont la première itération, Oni, était basé sur un script de film d’Akira Kurosawa. N’arrivant pas à trouver de formule correcte, Kou Shibusawa fait passer ce projet de J-RPG d’équipes en équipes qui le tirent de plus en plus vers l’action, pour finalement que la Team Ninja récupère le projet en 2012. Et les créateurs de Ninja Gaiden vont s’inspirer du succès d’une des plus grandes réussites japonaises du moment pour réaliser leur jeu: Dark Souls. En mixant la chose avec l’aspect loot RPG de Diablo et leur expertise sur les jeux d’actions, Koei Tecmo dévoilera Nioh en 2014, soit une décennie après son annonce. Jeu d’action exigeant, mécaniquement riche et profond se déroulant au Japon Féodal, il sortira en 2017 et sera un succès critique et commercial. En 2020 sortira Nioh 2, centré spécifiquement sur la période Sengoku, avec un bestiaire étoffé et de nouvelles mécaniques. La licence maintenant forte de 7 millions de copies vendues, les développeurs font une pause pour développer un successeur dans la seconde obsession historique de Kou Shibusawa: la Chine des Trois Royaumes. Avec Masaaki Yamagiwa qui rejoint le bateau nait Wo Long: Fallen Dynasty. Et après deux Nioh s’inspirant de Dark Souls, les créateurs de Ninja Gaiden, qui ont dégoté le producteur de Bloodborne entre-temps, vont s’inspirer d’un autre jeu de From Software pour le projet: Sekiro : Shadows Die Twice.
Nous sommes en l’an 190 après JC, et c’est la guerre civile en Chine. Las de la mal gestion du pays par le gouvernement des Han, le peuple se réunit sous la bannière des Turbans Jaunes pour tenter de renverser l’empereur, si possible grâce à un élixir de Ki maléfique et un méchant taoïste vêtu de haillons noirs et à la blanche barbe décrépie ponctuant toutes ses apparitions d’un rire de méchant. Pas très subtil, mais au moins aucun risque de confondre la réalité de la période avec les évènements fictifs du jeu. Après une petite séance de viol et pillage de guerre ordinaire dans un village, notre protagoniste surgit parmi les rangs de la milice pour protéger la populace des vilains Turbans Jaunes, nous permettant de commencer notre aventure. Si ces lignes sur le narratif ne vous ont pas enchanté, c’est bien normal: Wo Long n’est pas particulièrement inspiré sur son histoire, qui consistera à traquer ce méchant très méchant qui change en démon tout ceux qu’il croise. En plus de ne pas être très inspiré, Wo Long se raconte de manière très chaotique, et ceux qui ne connaissent pas la Romance des Trois Royaumes de Luo Guanzhong risquent fort d’absolument rien comprendre à ce qu’il se passe, entre les sauts de lieu, de période, les alliances qui se nouent et dénouent en une phrase, les situations dramatiques mal amenées… C’est tellement raté que si vous aimez la période et que vous vouliez la revivre correctement en jeu vidéo, vous serez fortement déçu devant la piètre qualité de la chose, malgré un certain nombre de moments fan-service.
Car le traitement est fait avec sérieux, et va au-delà de simplement reprendre les grandes lignes de la Romance: les systèmes de jeu principaux sont basés sur le Wuxing (les 5 phases de la cosmologie chinoise), les armures et équipements de sièges sont pour un certain nombre historiques de la période, on se met à récupérer l’armure des cavaliers blancs de Gongsun Zan après sa défaite à Jieqiao qui se déroule pourtant en dehors de la quête du jeu, les armes du jeu reprennent de vrais mouvements des arts martiaux chinois (et le bâton du Roi-Singe), un des boss vient référencer Légende du Serpent Blanc… Jusque dans les succès, on peut trouver une référence à un vieux poème de guerre anonyme, supposément écrit à cette période, et utilisé dans la série télévisé « Three Kingdoms » de 2010. Du travail et de l’amour, il y en a dans Wo Long. Mais ça ne suffit pas à fermer les yeux sur l’exécution catastrophique de la Team Ninja, forçant quiconque souhaitant comprendre un minimum les évènements à au moins lire les descriptions des personnages pour avoir une meilleure compréhension du récit. Qu’à cela ne tienne ! On est ici pour casser du méchant, pas pour lire des autobiographies dans la description d’une armure ! Et sur ce terrain-là, Team Ninja nous a prévu quelques bonnes surprises.
Fini les systèmes de Nioh. Abandonnées les Postures de frappe, aux oubliettes la mécanique de Ki. Wo Long se débarrasse de tout ce qui pourrait l’entraver pour devenir beaucoup plus souple, réactif et direct. Un simple bouton d’attaque comme à la bonne époque, et à la place d’une barre d’endurance qui se vide quand on frappe, une jauge d’Esprit qui se remplit à chaque coup qui fait mouche. Plus elle est remplie, plus l’ « Attaque d’Esprit », un coup spécial, fera mal. Gare: si on subit un coup, la jauge diminue et si elle arrive complètement dans le négatif, on se retrouve paralysé et vulnérable. Une mécanique similaire à la Posture de Sekiro et de Stranger of Paradise, surtout que si on vide celle de l’ennemi, c’est nous qui pouvons exécuter un coup fatal à son encontre. L’Esprit permet aussi d’utiliser les sorts, accessibles rapidement en appuyant simplement sur la gâchette droite, et des Arts Martiaux, des techniques liées à l’arme équipée. Rajoutons à cela une parade qui permet de regagner de l’Esprit à chaque coup dévié, et on obtient là un beau cocktail dynamique, certes moins riche que Nioh mais bien plus rapide. Avec tout ça une jolie panoplie d’armes variées, entre la vitesse des doubles épées et la puissance du Po Dao, différentes armures lourdes ou légères, et il sera possible de se définir son propre style de combat et même de le varier régulièrement durant toute l’aventure.
Surtout que l’on hérite de Nioh de la couche « RPG », chaque arme ayant ses propres modificateurs comme « Dégâts d’Arts Martiaux +X% », pour que les plus mordus puissent alors se créer un build sur-mesure pour répondre à leur style. Notons que le système d’amélioration a été simplifié, désormais chaque arme est améliorable de +1 à +9, et démonter les équipements récupérés de niveau +4 donne des matériaux de niveau +4 pour par exemple monter de niveau son arme fétiche à ledit niveau. Également, chaque modificateur est changeable par un autre. Cela donne un système de Forge plus simple que Nioh ou encore la série des Souls, ce sur quoi on ne crache pas car de l’autre côté les menus sont devenus encore moins pratiques, et on perd une certaine Qualité de Vie comme la prévisualisation du changement d’apparence ou bien l’automatisation du démontage d’équipement, pourtant plutôt développé dans Stranger of Paradise. Une partie du jeu vraiment peu passionnante sur la première partie, et heureusement pas nécessaire: on peut parfaitement progresser en gardant son arme doudou, en démontant tout le reste et en améliorant ses équipements actuels pour rester haut niveau. Il est quand même vraiment dommage que les menus soient si peu pratiques, car cela renforce le sentiment barbant de la tâche.
Manette en main, le jeu se révèle très plaisant. Dynamique et réactif, on enchaîne les frappes, les cabrioles arrières et les coups acrobatiques avec aisance. Les affrontements s’enchaînent avec bonheur, les frappes cinématiques quand l’Esprit de l’adversaire est dans le rouge rythment les combats. On se balade tranquillement dans des niveaux fermés, plus grand que dans Nioh 2 et cette fois-ci avec une touche de saut qui ouvre de la verticalité dans l’exploration. Les level designers ont musclés leur jeu, et proposent une structure solide pour qui cherche un tant soit peu à explorer, mais encore limité par leur construction en instances indépendantes, empêchant une progression globale plus cohérente et interconnectée comme le fait From Software. On pourrait aussi leur trouver un aspect un peu scolaire, « Bonne copie, mais a du mal à trouver ses propres idées ». Ça ne retire en rien la qualité de certains niveaux, notamment celui de Xia Pi qui est l’un des moments phare du titre.
De plus, l’exploration se trouve enrichie par une mécanique de Moral: au début de chaque niveau, on commence avec un certain rang de Moral, puis en défaisant les ennemis et en débloquant les nouveaux drapeaux qui servent de checkpoints, ce rang augmente. De plus petits drapeaux, dissimulés à travers le niveau et derrière des défis permettent aussi à hausser le rang, qui sert de système de sous-niveau de combat: plus votre rang est élevé, plus vous êtes fort au sein du niveau du jeu, et les ennemis de rang inférieur subiront plus de dégâts. Gare en revanche aux ennemis avec un rang bien plus élevé, dont les coups deviennent particulièrement meurtriers ! Mais le défi reste accessible pour ceux qui sont prêts à le relever. Les boss de fin de niveau étant aussi de haut rang, il est recommandé d’explorer un maximum pour se donner toutes ses chances en combat. À moins, bien sûr, qu’avoir un handicap ne soit pas dérangeant… Surtout que lorsqu’on pare les attaques spéciales du boss, on lui vole un niveau ! À chacun de prendre la méthode qui lui plaît.
Team Ninja maîtrise toujours son sujet: l’action. En revanche, ils maîtrisent un peu moins leur caméra, très dirigiste: les affrontements contre plusieurs unités deviennent vite une plaie car on se retrouve à subir des tornades de coups illisibles en serrant les dents, pour peu qu’on puisse les voir arriver. Autre déception: le sound design du jeu qui souligne mal la puissance des coups et donc l’intensité des duels de boss. Une chose que faisait très bien Sekiro, et l’insistance des deux sur la parade fait que la comparaison est d’autant plus évidente que cruelle: si le titre de From Software savait parfaitement mettre en valeur le choc des impacts sur la chair et l’épée, celui de la Team Ninja sonne trop clair et léger à côté. En résulte des combats moins marquants dans leur chorégraphie. Pour rester dans l’aspect sonore, la composition musicale du jeu par Kenishiro Suehiro est elle aussi assez en retrait. Pourtant de qualité quand on la réécoute en dehors, dans l’action elle peine à saisir le joueur et à l’imprégner du combat comme le fait si bien l’équipe de Yuka Kitamura depuis Bloodborne. Résultat: l’ambiance sonore est un des gros boulets des combats de Wo Long. Serait-ce la faute à un sound engine et donc une technique défaillante ? Car après tout, toute la partie visuelle est à la rue, peu digne de ce qui se fait habituellement sur PS4 même si vous avez lancé la version PS5. Dans le positif, on notera une amélioration globale depuis Nioh en termes de qualité de texture, de taille de niveau, de modélisation des personnages… En point négatif, ce sera une direction artistique moins référencée, qui peine donc à laisser une impression aussi forte que celle de la dilogie. Cette dernière puisait allégrement dans la culture du Japon féodal qui imprègne toujours de nombreuses œuvres nippones modernes. Soyons honnête, la Team Ninja ne brille pas par ses artistes (sauf pour les personnages, ici encore de qualité), et Wo Long l’illustre bien: sortie de la surexploitée et toujours appréciée période Edo, la Team Ninja a du mal à donner une identité forte au titre, notamment à travers le bestiaire. Ce dernier est en plus assez pauvre, rappelant Nioh 1 en quantité plutôt que sa suite Nioh 2 qui était assez substantielle de ce côté-là.
Heureusement, il n’y a pas eu de coupe sur le nombre de boss fights dans le jeu. Il faut quand même pointer que certains boss ne sont pas très imaginatifs ou originaux, comme le gros sanglier. Mais sur le total, une bonne partie sont très intéressants, avec des mécaniques propres à eux et parfois assez uniques. De temps en temps le jeu se permet de verser dans la référence aux productions From Software qui, si vous ne l’avez pas compris, ont beaucoup d’influence sur l’équipe, sans jamais tomber dans la copie. Ces affrontements sont toujours agréables, mais il faut noter une difficulté en dents de scie, avec parfois des combats très complexes, suivis par d’autres presque effroyablement simples. D’autant plus qu’avec le système de Moral, on se retrouve parfois dans une dynamique très positive avec l’exploration qui trivialise les affrontements, nous permet de dépasser le rang du boss, et ainsi d’avoir un avantage statistique. En plus de cela, on se retrouve parfois accompagné d’IAs qui vont nous assister dans les niveaux et même nous raconter un peu l’histoire des Trois Royaumes. Ces deux mécaniques combinées font qu’on arrive parfois devant un boss avec une puissance d’équipe tellement supérieure à lui qu’il tombe du premier essai… À moins de se laisser mourir pour perdre le surplus de Moral accumulé et de désinvoquer ses compagnons. Ce qui fait de Wo Long un Souls-like où c’est le joueur qui doit se mettre des bâtons dans les roues parce que le développeur ne le fait pas assez.
Ce manque de bâton dans les roues, c’est peut-être finalement un souci de Wo Long. Car quand on y joue, le jeu est plaisant, les monstres tombent, les chorégraphies s’enchaînent, on progresse bien… Peut-être trop bien. À force de progresser dans des niveaux fermés, d’affronter les mêmes monstres, de ne pas avoir beaucoup de pièges retords (sauf les crocodiles, mais c’est alors toujours le même piège), d’être accompagné automatiquement par une ou deux IAs, le système de Moral qui nous met sur une dynamique gagnante au fur et à mesure des victoires… le jeu ronronne et la routine s’installe. Mais pas la routine la plus positive, plutôt celle qui a un fond d’ennui. Parce que le jeu nous surprend peu, parce que l’on reconnait le squelette de Nioh sous les nouveaux muscles du système de combat. On connait ce que fait le jeu, et même si c'est de qualité, même s’il ne s’est pas contenté de simplement faire « Nioh en Chine », il n’a pas non plus totalement fait sa mue et déployé ses ailes loin de ses modèles, laissant alors un petit goût d’inachevé en bouche.
Wo Long a le sang riche. Riche de ses développeurs, de ses modèles, de ses grands frères. Mais il ne le met pas en exergue. Il retient ses coups, est encore un peu jeune dans son exécution. On y prend un plaisir évident, mais quand on connaît les références, on espère tout le long qu’il passe une vitesse supplémentaire, ce qui ne vient jamais. Les problèmes techniques, artistiques, narratifs et sonores viennent contrebalancer tout le savoir-faire du système de combat, d’animation et de level design, qui continue pourtant de gagner en qualité à chaque projet. Quand les crédits se pointent, avec une ultime cinématique révélant les enjeux du Season Pass et laissant entrevoir la possibilité d’une suite, on en vient à espérer que cette fois-ci le jeu arrivera à franchir un cap qualitatif, et ce afin de pouvoir nous lancer à corps perdu dans ses affrontements.
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