Si l'intérêt de la notation des jeux vidéo tend à être remis en cause (en 2015, Eurogamer abandonnait celle-ci) et que les moyennes de Metacritic pour les jeux vidéo ne sont pas toujours considérées comme pertinentes, l'agrégateur en ligne est occasionnellement un bon moyen pour observer d'authentiques clivages. En particulier lorsqu'il s'agit de comparer les notes attribuées par la presse spécialisée et celles proposées par les joueurs inscrits sur le site: alors que les moyennes de la presse tendent à rester élevées, la section User Score se montre souvent plus sévère, voire carrément dure. Dans l'histoire récente, on se souviendra notamment du flot de critiques assassines moissonnées par Mass Effect 3 du côté des joueurs au moment de sa sortie, en mars 2012 (voir cet article en anglais). Si le dernier épisode de la trilogie de Bioware a vu ses notes remonter depuis, beaucoup de fans de la saga se sont sentis floués par cette conclusion au moment de sa sortie et l'ont fait savoir. Mais au-delà des critiques expéditives qui sanctionnent tantôt les politiques des éditeurs, tantôt les errements des développeurs, on trouve parfois d'authentiques écarts dans l'appréciation entre critiques professionnels et joueurs. The Witness est l'un d'eux: dans un premier temps acclamé, le puzzle game à la première personne conçu par le développeur indépendant Jonathan Blow (déjà à l'origine de l'excellent Braid) n'a pas connu le même succès sur le long terme, la moyenne des joueurs (l'User Score, donc) peinant à atteindre les 7/10, plusieurs commentaires reprochant au jeu d'être basique et/ou vendu trop cher (40€ à sa sortie), tandis que la moyenne des critiques provenant de la presse frôle les 90%. Il faut dire aussi que The Witness est un véritable OVNI (Objet Vidéoludique Non Identifié), tant pour son apparence plutôt arty que pour ce qu'il veut offrir aux joueurs. Que propose-t-il, justement ? C'est ce que je vais tenter d'expliquer dans les lignes qui suivent.
C'est au fond de ce qui ressemble à un caveau futuriste que le jeu commence, sans la moindre cinématique, ligne de texte et même sans le moindre écran titre. Que fait-on ici et dans quel but ? Il faudra le découvrir soi-même. Et pour commencer, il faudra appréhender soi-même les contrôles du jeu, qui ne sont autres que le b.a.-ba du jeu à la première personne: des touches pour se déplacer et la souris pour orienter la vue. La porte qui permet de sortir du caveau énonce toutefois le mode de fonctionnement (assez simple) des puzzles: en cliquant sur un cercle, qui constitue un point d'entrée du puzzle, on peut diriger à la souris une ligne dans des canaux jusqu'à atteindre une extrémité arrondie, synonyme de fin de puzzle, qu'il faudra valider avec un deuxième clic. Une fois sorti du mystérieux container, on se retrouve dans la cour fleurie d'une petite forteresse, parcourue de divers câbles menant à des panneaux électroniques où se trouvent d'autres puzzles contrôlant l'ouverture de la porte de la forteresse. Ce n'est qu'après avoir résolu ceux-ci qu'on peut enfin sortir de la bâtisse et explorer librement une île aux airs de paradis perdu, remplie de puzzles et de structures curieuses, ainsi que totalement dépourvue du moindre PNJ. Seulement voilà: à peine sorti de la forteresse, le joueur pourra très vite tomber sur des énigmes en apparence insolubles. Il pourra par exemple suivre un premier sentier à la gauche duquel se trouve l'entrée d'un bunker, affublée d'un puzzle incompréhensible. S'il y a bien une entrée et une sortie comme dans les puzzles déjà résolus, on y voit aussi des symboles encore inconnus du joueur. Résoudre au hasard est vraisemblablement voué à l'échec, tandis qu'essayer une approche de type brute force (c.-à-d. énumérer et essayer tous les chemins possibles) prendra bien trop de temps. Seule solution rationnelle pour l'heure: quitter les lieux et espérer trouver une solution ailleurs sur l'île. Ça tombe bien, puisqu'au bout du sentier se trouve une succession de panneaux dont le premier affiche un nouveau puzzle affublé d'un des symboles de la porte du bunker, mais aux possibilités très limitées. On essaye une première solution avec ou sans succès, et on finit tôt ou tard par activer un puzzle avec le(s) même(s) symbole(s) mais sensiblement plus complexe, et ainsi de suite... jusqu'à maîtriser le(s) symbole(s). Eurêka ! Cela sera encore insuffisant pour ouvrir la porte du bunker, mais il y a déjà progrès.
L'inférence (c.-à-d., se baser sur une situation pour énoncer une conclusion, découvrir une information) occupe une place prépondérante dans le gameplay de The Witness, qui ne propose aucun tutoriel au sens classique du terme. Qu'il s'agisse du sens des différents symboles présents dans les puzzles ou de l'intérêt des différents mécanismes que vous pourrez trouver ici et là, il faudra tout découvrir par soi-même en explorant consciencieusement les différentes régions de l'île et en tirant ses propres conclusions à partir des éléments mis à disposition, sachant qu'il n'y a aucune forme d'inventaire pour vous aider (comprenez par là qu'il n'y a aucune clé, aucun objet qui participe à la résolution des puzzles). Dans un premier temps, on pourrait penser que l'exploration ne sert qu'à découvrir et comprendre de nouveaux symboles, mais on découvrira tôt ou tard des puzzles d'une autre nature. Car si les premiers puzzles se contenteront souvent d'être des successions de panneaux impliquant un seul type de symbole et pourront donc sembler bien basiques, le jeu de Jonathan Blow se complexifie au fur et à mesure et se détache progressivement du modèle du simple panneau quadrillé affublé d'un ou plusieurs symboles. Comprenez par là que la solution de certains puzzles dépendra par exemple de jeux d'ombre et de lumière présents sur les lieux, tandis que certains puzzles offrant plusieurs solutions correspondront en réalité à un choix multiple pour la manipulation d'un mécanisme dont la configuration pourra tantôt mener à de nouveaux puzzles, tantôt faire partie intégrante d'un puzzle plus large. À vrai dire, le côté progressif du gameplay est sans doute son aspect le plus important, car il est intimement lié à la découverte du message du jeu. En effet, à travers ses puzzles qui se dénombrent par centaines (l'île contient un total 664 puzzles à résoudre), The Witness entend faire réfléchir le joueur au-delà du jeu.
Car oui, The Witness a une portée philosophique. Il le fait d'ailleurs savoir en proposant de temps à autre des enregistrements audio, dispersés un peu partout sur l'île sous la forme de petites cassettes, dont la vaste majorité consiste en des lectures de citations de philosophes et de scientifiques célèbres. Si ces enregistrements sont là, ce n'est pas dans le but d'intellectualiser artificiellement l'expérience du joueur, mais bien parce que leur contenu a un rapport avec le propos du jeu. Il est d'ailleurs facile de passer à côté de celui-ci (à la manière des enregistrements eux-mêmes, très petits à l'écran): en effet, une première fin peut être obtenue en se contentant de jouer de façon terre-à-terre et en s'en tenant à la résolution des panneaux les plus simples, certaines régions de l'île pouvant même être ignorées. Ce n'est qu'en prenant le temps de regarder un peu partout (et parfois, en écoutant les enregistrements) que le joueur pourra de fil en aiguille découvrir la vraie nature de l'île et réaliser une seconde lecture du jeu. Celle-ci sera d'autant plus enrichissante qu'elle vous fera découvrir de nombreux puzzles supplémentaires (avec quelques trésors de créativité à la clé) ainsi qu'une deuxième fin autrement plus satisfaisante que la première. Mais pour extraire cette substantifique moelle, il faudra s'investir plus qu'à l'accoutumée et consentir à un effort pour chercher ce qu'il y a au-delà des puzzles dispersés sur toute l'île, quitte à ce que l'expérience puisse devenir sporadiquement ennuyeuse. À moins, bien sûr, que votre définition de l'amusement englobe aussi la possibilité de buter sur le même problème pendant des heures au point de remettre tous vos raisonnements en question. En ce sens, la proposition de jeu de The Witness tient presque d'une invitation à l'introspection. Une proposition inhabituelle pour un jeu vidéo, donc, mais qui offrira aux plus patients de purs moments d'épiphanie et un level design beaucoup plus profond qu'il n'y paraît au premier abord.
« Tandis que la majorité des jeux peuvent stimuler l'intellect à travers leur gameplay par un heureux hasard, The Witness le fait intentionnellement. »
Pour mieux souligner en quoi The Witness vaut la peine d'être essayé, je me dois de faire un petit hors sujet. Bien que le jeu vidéo se soit imposé en tant que loisir et que sa reconnaissance par le grand public tend à s'améliorer au fil du temps, son image de passe-temps un peu abrutissant n'a pas totalement disparu et continue de complexer aussi bien les professionnels que les joueurs. D'aucuns ont cherché (et cherchent encore) à emmener le jeu vidéo vers de nouveaux horizons en proposant des expériences plus contemplatives (Shadow of the Colossus étant un très bon exemple) ou en empruntant les codes d'autres média (en particulier le cinéma, comme on a pu le voir avec la saga Uncharted et The Last of Us). Mais bien que ces jeux démontrent que d'autres voies sont possibles, ils ne sont pas forcément représentatifs de tout ce que le jeu vidéo peut offrir. En particulier, je pense qu'un bon jeu peut être aussi un bon exercice mental, au même titre que des jeux classiques largement étudiés dans la littérature scientifique, comme le jeu d'échecs ou le jeu de Go. Après tout, bien jouer dans certains genres de jeu mobilise des capacités bien réelles comme l'orientation dans l'espace, la planification, l'improvisation ou encore la concentration. Bien sûr, la question mériterait un article à elle seule, voire plus. Toujours est-il que développer les qualités précédemment mentionnées est souvent une conséquence heureuse qui n'a pas forcément été souhaitée par les développeurs (bien qu'il y ait des exceptions). C'est là un des traits notables du dernier jeu en date de Jonathan Blow: tandis que la majorité des jeux peuvent stimuler l'intellect à travers leur gameplay par un heureux hasard, The Witness le fait intentionnellement, et pas seulement en proposant des puzzles qui vont jusqu'à intéresser les scientifiques. En effet, plus le joueur résout de puzzles, plus ceux-ci se détachent progressivement du modèle de départ (le simple panneau), poussant le joueur à réfléchir au-delà des règles initiales et à explorer de nouvelles pistes. En dire davantage relèverait presque du spoiler: le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est uniquement en explorant l'île de fond en comble qu'on pourra découvrir et comprendre le propos de The Witness.
Heureusement, le fait d'être un jeu "à message" ne fait pas pour autant de The Witness un jeu-concept dont on fait le tour rapidement et qui délivre son message au bout de quelques heures seulement. Avec un total de 664 puzzles à résoudre, il peut potentiellement vous occuper plusieurs dizaines d'heures si vous faites l'effort d'y jouer sans le moindre guide, bien que ce temps de jeu pourra bien entendu varier d'un joueur à l'autre. Comme déjà dit, une première fin (potentiellement déroutante) pourra être atteinte après une petite dizaine d'heures (à la grosse louche), mais une deuxième fin bien plus amusante pourra être découverte par les explorateurs chevronnés. Toutefois, cette seconde fin n'exige pas d'avoir forcément complété l'entièreté du jeu, et l'équivalent du 100% dans The Witness n'a pour ainsi dire aucune finalité, si ce n'est la satisfaction d'avoir décelé tous les secrets de l'île. Là encore, la proposition de jeu de Jonathan Blow peut diviser: tandis que la plupart des jeux récompensent les complétionnistes par une nouvelle fin, un ultime niveau ou encore des nouveaux items pour y rejouer d'une autre manière, The Witness n'offre rien en retour, si on excepte une poignée de puzzles un peu plus complexes que d'autres qui protègent l'accès à des enregistrements bien précis. Ici, la récompense des derniers puzzles du jeu n'est autre que le sentiment d'épiphanie procuré par la résolution de ceux-ci. Un sentiment d'autant plus grand quand le puzzle est complexe ou original. Car oui, certains puzzles peuvent être originaux, et même parfois obscurs, quand bien même il y a eu des efforts pour que l'ensemble reste compréhensible: face à un puzzle compliqué, on finit toujours par trouver des indices, sinon des puzzles similaires plus simples. Les indices ne sont par ailleurs pas forcément évidents eux-mêmes, à l'instar de cet étang situé au centre de l'île dont l'état témoigne indirectement de votre progression (vous me remercierez plus tard).
Clairement, The Witness n'est pas un jeu fait pour plaire à tous. Parfois introspectif, parfois contemplatif, cet authentique OVNI ne pourra être pleinement apprécié que par les joueurs prêts à s'investir pendant de longues heures pour explorer toute l'île, déchiffrer ses puzzles, comprendre où le jeu veut en venir et peut-être même rester encore un peu après la (les) fin(s) histoire de s'assurer qu'on a bien tout trouvé. Austère bien que pédagogique dans sa manière d'introduire les règles des différents puzzles, le jeu de Jonathan Blow est en revanche plus accueillant sur le plan visuel à défaut de l'être sur le plan sonore (il n'y a pratiquement aucune musique). Non pas pour sa technique, finalement assez simple et sobre, la modélisation des décors évoquant des sculptures en passe d'être peaufinées, mais plutôt pour son esthétique raffinée et ses nombreux trésors visuels. Car, à l'instar du jeu lui-même, l'île réserve bien des surprises aux explorateurs, qu'on ne découvre parfois que bien des heures après être passé à côté des dizaines (voire des centaines ?) de fois. Une fissure dans un mur, un reflet dans l'eau ou une ombre projetée pourront faire apparaître des détails et des scènes qu'on ne soupçonnerait pas (ou peu) au premier coup d'oeil. Là encore, The Witness offre un second niveau de lecture à ceux qui prendront le temps de passer l'île au peigne fin. En somme, The Witness s'engage dans une voie unique et va jusqu'au bout de sa démarche en impliquant aussi bien le gameplay que l'aspect visuel, quitte à laisser sur le carreau toute une partie des joueurs qui s'y essaieront. En parler comme d'un jeu qui relève de la catégorie "on adore ou on déteste" serait sans doute un jugement trop dur, étant donné qu'il ne fait en soi rien pour se faire détester (à moins que les citations de philosophes et de scientifiques ne provoquent chez vous une réaction allergique), mais il est clair et net qu'il faut adhérer à sa proposition de jeu pour pleinement en profiter, auquel cas l'expérience pourrait bien se révéler mémorable.
Pour diverses raisons, The Witness pourrait susciter l'indifférence voire le rejet auprès de nombreux joueurs. Pour les uns, ce sera la faute à son austérité et à son gameplay en apparence simpliste, tandis que d'autres perdront patience après quelques heures, faute de voir où tout cela peut bien mener, ou après être tombé sur un puzzle récalcitrant. D'aucuns le trouveront même prétentieux et profondément barbant. Néanmoins, si vous avez la patience de vous immerger de longues heures durant dans son île et de régulièrement remettre en question vos raisonnements face à ses puzzles parfois déroutants, alors The Witness pourrait tout aussi bien être une expérience mémorable, et ce grâce à son level design bien plus profond qu'il n'y paraît au premier abord, son propos unique ou encore ses nombreux petits trésors visuels. Avec sa dernière oeuvre en date, Jonathan Blow a pris des partis uniques quant à l'intérêt d'un jeu vidéo et son contenu, mais les a assumés jusqu'au bout. Le résultat est une œuvre singulière qui pourra tout aussi bien être profondément ennuyeuse pour les uns que carrément passionnante chez les autres. Une seule chose est sûre et certaine: The Witness mérite d'être essayé.
Critique rédigée après plusieurs dizaines d'heures de jeu et plus de 600 puzzles résolus sans guide (à une exception près), le tout sur PC.
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