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Free Guy

Procès ou lettre d'amour au jeu vidéo ?

La plupart des joueurs vous l'affirmeront: jeu vidéo et cinéma ne font pas bon ménage. Et pour cause: la vaste majorité des tentatives de transposer des univers de jeu vidéo dans les salles obscures ont déçu aussi bien le public joueur que les critiques de cinéma. Les raisons derrière ces nombreux échecs sont souvent similaires: un trop grand nombre de libertés prises avec l'univers d'origine, la pauvreté du scénario de l'adaptation, ou encore la sous-exploitation des éléments qui se prêtent le mieux au grand écran. À vrai dire, même les adaptations qui parviennent à trouver un équilibre entre un univers de jeu vidéo et les exigences du septième art ne débouchent pas forcément sur de très bons films. Citons notamment Sonic The Hedgehog, sorti en début d'année 2020, qui a reçu un accueil tiède auprès des professionnels du cinéma mais a plutôt séduit le public joueur (comme en témoignent ses scores sur Metacritic), et ce grâce à son utilisation astucieuse des codes de l'univers du célèbre hérisson bleu. Le succès du film aura néanmoins été amplement suffisant pour que Paramount mette une suite en chantier. On ne peut pas en dire autant d'une autre adaptation de jeu vidéo au cinéma de 2020, à savoir le film Monster Hunter, qui a été froidement accueilli aussi bien par les critiques de cinéma que par les fans de la licence-phare de Capcom (comme en témoigne son user score sur Metacritic), quand bien même son réalisateur avait déjà une suite en tête.

Le jeu vidéo, une muse occasionnelle pour le septième art

Néanmoins, il ne faut pas oublier que le jeu vidéo au cinéma est loin de se restreindre aux adaptations de jeux connus. On pourrait bien entendu commencer par énumérer la quantité de films qui font apparaître le jeu vidéo en tant qu'objet culturel à l'arrière-plan: que serait un film sur la jeunesse dans les années 80 sans l'indispensable passage à la salle d'arcade (ne citons que Ça) ? Mais le jeu vidéo, en tant que support et moyen d'interaction, a aussi inspiré plus d'un film. Sorti en 1982, le film Tron se déroule en partie dans un monde virtuel où un développeur de jeux vidéo se retrouve littéralement pris à ses propres jeux. Si Disney sera déçu par sa performance en salles, Tron est devenu au fil du temps un incontournable de la culture geek. Ce succès au long cours motivera d'ailleurs une suite, intitulée Tron: L'héritage, au début des années 2010. Un peu moins de deux ans plus tard, c'est le film d'animation Les mondes de Ralph, également de Disney, qui va jongler avec les codes du jeu vidéo. Le spectateur y suit les aventures de Ralph, l'antagoniste d'un jeu vidéo fictif (mais qui n'est pas sans rappeler le Donkey Kong de 1981) qui, lassé de son rôle de méchant, s'évade de son propre univers dans l'espoir de devenir un héros. Si son intrigue tourne autour de jeux vidéo inventés pour l'occasion, Les mondes de Ralph multiplie les références à des jeux vidéo bien réels (déjà bien visibles dans la bande-annonce ci-contre). Et il n'est pas le seul film à avoir procédé de la sorte: Ready Player One (2018), l'adaptation du roman Player One par Steven Spielberg, utilise son contexte particulier (un monde virtuel où l'humanité s'évade pour oublier un monde réel dévasté) pour rendre une quantité improbable d'hommages à la culture geek dans son ensemble.


Si le cinéma s'est souvent inspiré du jeu vidéo, quand il ne lui a pas rendu hommage, peu de films ont en revanche traité le jeu vidéo comme un thème à part entière. Tout au plus, le jeu vidéo est parfois apparu comme un moyen cynique de divertir ou de contrôler une population. Dans Ultimate Game, sorti en 2009, des êtres humains bien réels sont contrôlés à distance par des joueurs via des nanomachines injectées dans le cerveau. Le "jeu ultime" auquel le titre du film en Europe fait référence (le titre original étant simplement Gamer) n'est autre qu'un genre de battle royale plus vrai que nature où des condamnés à mort acceptent d'être "joués" par des adolescents, le prisonnier ayant survécu à plus de 30 batailles ayant droit à la liberté. Malgré un concept et un casting intéressants (Gerard Butler et Michael C. Hall ne passant pas inaperçus), Ultimate Game ne dit finalement pas grand-chose sur le jeu vidéo et son utilisation, en plus d'accumuler les défauts en tant que film: outre un scénario accordant plus de place à l'action qu'à la réflexion, il faut aussi composer avec une caméra qui ne tient pas en place et une photographie souvent inutilement sombre, tandis que la surenchère de trash flirte avec la caricature.


Cependant, cet été, le jeu vidéo - son industrie, son public, son intérêt - a été abordé dans les salles obscures par un candidat pour le moins inattendu: Free Guy, de Shawn Levy (auquel on doit notamment la saga La nuit au musée et Real Steel). Pourquoi inattendu ? Il se trouve que Free Guy a tout sauf l'apparence d'un film sérieux. Bien au contraire: il s'agit d'une comédie de science-fiction à destination du grand public, qui plus est menée par Ryan Reynolds, un acteur Canadien qui avait déjà démontré son talent (tragi-)comique dans des petites productions (comme le très bon The Voices) avant de voir sa popularité exploser avec l'insolent Deadpool. Bref, en démarrant le visionnage de Free Guy après avoir vu sa bande-annonce, on s'attend davantage à une franche rigolade (à moins d'être allergique à l'humour de Ryan Reynolds) qu'à une réflexion sur le jeu vidéo. Et pourtant, le sous-texte du film est bien là, et s'il ne livre pas directement un discours sur le jeu vidéo (nous y reviendrons), il donne au moins matière à réfléchir. Sous-texte qui n'empêche pas Free Guy de rester divertissant, puisqu'il a convaincu une bonne partie de la critique mais aussi le public: il s'agit tout simplement d'un des plus gros succès en salles de 2021. Aussi, je supposerai au cours de cet article que vous avez vu le film, ou n'avez aucune intention de le voir, puisqu'il faudra bien spoiler quelques éléments de l'intrigue pour voir ce que Free Guy peut bien nous dire sur le jeu vidéo.

Éditeurs, développeurs, joueurs: tous pourris ?

MiniatureComme d'autres films avant lui, Free Guy se déroule dans un univers virtuel, à savoir Free City, un jeu vidéo massivement multijoueurs. Ce qui le distingue de ses prédécesseurs n'est autre que son protagoniste (incarné par Ryan Reynolds): Guy (comme le mot pour "mec" en anglais, et non le prénom en français) est un simple personnage non joueur (ou PNJ) qui répète inlassablement sa routine d'employé de banque, braquée lors d'une des premières missions du jeu, sans jamais perdre la moindre once d'enthousiasme. Même s'il commande tous les matins le même café. Ou presque: Guy se sent un peu seul, malgré son affection pour un poisson rouge, et rêve de rencontrer la femme de ses rêves. C'est justement en tombant amoureux de l'avatar d'une joueuse que Guy sort progressivement de sa routine et commence à devenir conscient de sa situation. Sauf que Molotov Girl n'est pas n'importe quelle joueuse: il s'agit de Millie (Jodie Comer), une développeuse indépendante en procès avec l'éditeur du jeu, Soonami, qui cherche dans Free City la preuve indiscutable que Soonami a réutilisé le code de son jeu Life Itself à son insu. Jeu qu'elle a d'ailleurs développé en tandem avec l'autre personnage réel principal du film, Walter "Keys" McKeys (Joe Keery), qui pour sa part, travaille à contrecoeur pour Soonami en tant que modérateur de Free City.

Au-delà de l'enthousiasme et des facéties de Guy, la situation initiale de Free Guy est en elle-même un commentaire à part entière sur le jeu vidéo. Free City est un pastiche assez évident de Grand Theft Auto et de Fortnite, jusqu'au nom: de "Free City" à "Liberty City", il n'y a qu'un pas à franchir. En plus d'être un monde ouvert massivement multijoueurs, à l'instar d'un certain GTA Online, Free City est aussi un jeu qui célèbre et récompense la violence: les joueurs qui frappent les PNJs sans raison apparente ont droit à des bonus d'expérience, tandis que le centre-ville est le théâtre quasi ininterrompu de carambolages, de cascades, de fusillades et j'en passe. Le tout pendant que les différents PNJs continuent malgré tout de vivre leur routine programmée avec le sourire aux lèvres. Free Guy ne s'arrête pas là: si Free City est cynique en soi, attendez un peu de voir l'envers du décor ! Soonami est une allusion évidente à Konami, un éditeur japonais dont la réputation auprès des joueurs a sombré au milieu des années 2010 après s'être recentré sur le jeu mobile et les pachinkos au nom du profit (un changement de direction dont Castlevania a fait les frais dès 2015). Si l'éditeur fictif de Free Guy ne va pas jusqu'à se réorienter de la sorte au cours du film, il a toutefois un planning sans scrupules: dans quelques jours (par rapport au début du film), Soonami compte purement et simplement couper Free City premier du nom pour pousser ses joueurs, pourtant encore très actifs, à investir sans attendre dans sa suite Free City 2 (qui recycle bon nombre d'éléments de l'original).

MiniatureLe patron de Soonami, Antwan Hovachelik (incarné à l'écran par Taika Waititi), annoncera d'ailleurs la couleur lors d'une confrontation verbale avec Keys: seul le profit l'intéresse, et il tirera tout ce qu'il peut du nom Free City, quitte à en faire des suites ad vitam eternam nauseam. Ce personnage mérite, lui aussi, que l'on s'arrête dessus quelques instants. Bien qu'il ne semble pas être basé sur une personnalité du jeu vidéo bien précise, Antwan affiche des attitudes que l'on pourrait mettre en parallèle avec des anecdotes authentiques de développeurs, voire des propos de concepteurs de jeux célèbres. En l'occurrence, son discours "réaliste" sur l'industrie du jeu vidéo n'est pas aussi caricatural qu'il semble au premier abord, de même que ses sauts d'humeur à chacune de ses visites dans les bureaux de Soonami. Pour trouver quelques exemples, on peut par exemple se reporter à un long article d'Eurogamer (en anglais) compilant des anecdotes de développeurs de Lionhead, un studio britannique fondé en 2001 par Peter Molyneux, le célèbre concepteur de jeux à qui on attribue souvent la création des god games. Recueillis peu de temps après la fermeture du studio en avril 2016, ces témoignages nous apprennent par exemple que Lionhead aurait eu des frictions avec le département marketing de Microsoft, qui éditait ses jeux. Selon John McCormack, le directeur artistique de Fable III (Xbox 360), les têtes pensantes du marketing auraient refusé une première pochette du jeu car celle-ci montrait un avatar féminin et noir, et auraient insisté pour mettre un avatar masculin et blanc à la place, jugeant que c'était ce qui se vendrait le mieux. Peter Molyneux, pour sa part, n'est pas en reste: souvent vu comme un affabulateur à cause de ses (nombreuses) promesses fantaisistes quant au contenu des jeux de Lionhead, le développeur Anglais aurait aussi eu ses lubies. Toujours selon John McCormack, Peter Molyneux aurait par exemple été absent pendant plusieurs semaines consécutives pendant le développement de Fable II (aussi sur Xbox 360), puis serait réapparu sans crier gare pour annoncer que le jeu "doit avoir un chien" et que "ce chien doit mourir" avant de disparaître à nouveau pour un mois entier (un fait lié, selon McCormack, au décès du chien de Molyneux).

Les anecdotes rapportées par les développeurs de Lionhead sont loin d'être des cas isolés. Brendan McNamara, le directeur créatif de Team Bondi (connu pour L.A. Noire), est par exemple tristement célèbre pour ses propos sur le crunch, c.-à-d. l'accumulation des heures supplémentaires lors du développement d'un jeu pour respecter un délais. Dans des propos également recueillis par Eurogamer, le concepteur de jeux Australien justifie des semaines de 110 heures (!) en avançant que le développement de jeux AAA est de toute façon très complexe, en prétextant que peu de développeurs ont réellement presté autant d'heures en une semaine... et que "personne n'en est mort". Des propos à côté desquels les déclarations d'Antwan dans Free Guy paraîtraient presque raisonnables. Et si vous trouviez que mentionner son retour du Burning Man lors de sa première apparition dans le film en rajoute une couche, rappelons que le fondateur de Retro Studios (la trilogie Metroid Prime, les Donkey Kong Country Returns), Jeff Spangenberg, était non seulement souvent absent des bureaux du studio, mais se serait en plus servi de ses serveurs pour héberger du contenu érotique où il apparaît en personne (un fait divers relaté dans cette rétrospective d'IGN). Ce serait d'ailleurs pour cette même raison que Jeff Spangenberg a été mis à la porte par Nintendo lorsque la firme de Kyoto a racheté Retro Studios en 2002. Bref, si Antwan semble au premier abord être une caricature grossière du patron tyrannique, il n'est pourtant pas si éloigné des frasques et autres déclarations fracassantes de professionnels bien réels du jeu vidéo. Il faut alors attendre la fin du film, où le patron de Soonami va tenter de mettre à l'arrêt les serveurs de Free City en les attaquant à la hache, pour que le personnage prenne une tournure grand-guignolesque qui n'aurait pas fait tache dans une comédie avec Louis De Funès, le jeu d'acteur cabotin de Taika Waititi n'aidant pas.

MiniatureMais Free Guy est loin de s'arrêter aux décideurs du jeu vidéo, et dépeint par exemple les employés de Soonami comme d'authentiques yes (wo)men en présence d'Antwan, y compris quand ses décisions vont à l'encontre de ce qu'ils estiment juste (sauf dans les derniers moments du film). Et même s'ils constituent une partie du public cible du film, les joueurs ne sont épargnés non plus: bêtes et méchants une fois aux commandes de leurs avatars respectifs, ils seront même qualifiés "d'hommes-enfants sociopathes" par Millie (alias Molotov Girl) à l'occasion. Bien sûr, on devine qu'il s'agit davantage de propos amers venant du personnage plutôt qu'un discours amené par le film, quoique les comportements sexistes dans les jeux en ligne sont malheureusement monnaie courante et poussent même des joueuses à adhérer à des clubs entièrement féminins. Par ailleurs, Free Guy ne se prive pas pour gentiment caricaturer les streamers, et ce même si des streamers connus, dont Pokimane et Ninja, apparaissent en guise de caméos. Free Guy s'en moque notamment avec le personnage de Keith, un streamer fictif de 22 ans qui joue les caïds sous le pseudonyme Revenjamin Buttons dans Free City (avec les traits de Channing Tatum)... tout en se goinfrant de snacks devant son écran d'ordinateur et tout en criant sur sa mère quand elle passe l'aspirateur derrière lui. Bref, qu'il s'agisse des décideurs, des développeurs ou des joueurs, tout le monde en prend pour son grade dans Free Guy, au point où Guy finit par sembler plus sain d'esprit que les êtres humains qui gravitent autour de Free City. Et ce, même s'il a l'âge mental d'un enfant en bas âge, comme tous les autres PNJs de Free City.

« Qu'il s'agisse des décideurs, des développeurs ou des joueurs, tout le monde en prend pour son grade dans Free Guy, au point où Guy finit par sembler plus sain d'esprit que les êtres humains qui gravitent autour de Free City. »

Un plaidoyer pour un autre jeu vidéo

MiniaturePour bien comprendre le comportement de Guy et de ses pairs, je me dois bien sûr de rappeler l'un des grands tournants du scénario de Free Guy: en réalité, tous les PNJs de Free City sont des intelligences artificielles qui n'arrivent plus à évoluer à cause des boucles d'actions qui leur ont été imposées, et dont le moteur provient justement du jeu indépendant Life Itself que Millie a développé quelques années plus tôt avec Keys. Cependant, en tombant amoureux de l'avatar ingame de Millie (alias Molotov Girl), Guy va justement sortir de sa boucle de PNJ et commencer à évoluer en tant qu'IA consciente, remettant en question bien des conventions de Free City et de sa vie au passage... comme l'impossibilité de commander un cappuccino avant de se rendre à son travail. Mais le grand retournement de situation de Free Guy, celui qui nous intéresse, arrive plus tard. En plein braquage de la banque où il travaille, Guy interpelle le joueur qui réalise la mission (en réalité une joueuse avec un avatar masculin), et finit par lui voler sa paire de lunettes. Or, les lunettes sont ce qui sépare les "héros" de Free City (les joueurs) du reste de la population (les PNJs), et Guy commence alors à voir sa propre ville sous une perspective nouvelle: celle d'un joueur (HUD à l'appui). Quelques péripéties plus tard (les modérateurs de Free City, Keys inclus, le prennent d'abord pour un hacker très bien déguisé), Guy parvient à retrouver Molotov Girl, qui le confond d'abord avec un simple joueur - quoique benêt et collant - qui a un sérieux besoin de level-up. Elle accepte néanmoins de revoir Guy s'il parvient à atteindre le niveau 100, un tel niveau étant nécessaire pour qu'il puisse l'aider à infiltrer le lieu de Free City où se trouverait la preuve qu'elle cherche pour gagner son procès contre Soonami.

MiniatureMais tout gentil qu'il est, Guy ne va pas jouer le jeu comme les autres. Au contraire: il gagne de l'expérience en réalisant des missions de sauvetage et en mettant un coup d'arrêt aux élans destructeurs des autres "héros" de Free City. Puisqu'il est 24/7 en ligne, Guy progresse de manière fulgurante et devient, bien malgré lui, un phénomène viral qui fascine aussi bien les joueurs que la modération de Free City, puisque Guy conserve une apparence de PNJ. C'est là que le sous-texte de Free Guy prend une toute autre direction: alors que la première partie du film dépeint une industrie tristounette, qui sacralise la violence et le profit avec la caution du public, la seconde semble proposer de fil en aiguille une autre direction pour le jeu vidéo. Et en particulier, son traitement des joueurs évolue: d'abord présentés comme des ados attardés accrocs à la catharsis, ceux-ci vont devenir les alliés indirects de Guy, et in fine, de Millie et Keys, les deux protagonistes réels du film. En effet, plutôt que d'engendrer des réactions hostiles ou jalouses, la progression fulgurante de Guy en jouant un super gentil suscite l'admiration de tous. Même Revenjamin Buttons, le caïd adulescent mentionné plus haut, ne peut s'empêcher de mettre son stream en pause quand il tombe sur le fameux héros à la chemise bleue. Plus amusant encore: alors que Guy venait de s'infiltrer avec Molotov Girl dans la planque de Revenjamin Buttons pour lui voler le document qu'elle cherchait, ce dernier va même le lui donner de bon coeur au lieu de l'affronter - non sans perturber Guy, puisqu'il n'est conscient ni d'être une célébrité, ni d'apparaître dans un stream. La popularité de Guy ira jusqu'à remettre en cause le planning de Soonami: car Free City 2 fera table rase de toute progression accomplie dans le premier jeu (autant du côté des joueurs que chez les PNJs), le public se désintéresse de cette nouvelle itération, trop fasciné par le phénomène Guy. Ce qui provoque d'ailleurs une chute vertigineuse des précommandes, au grand dam d'Antwan.

MiniatureNon seulement Free Guy nous montre des joueurs tout à fait capables d'apprécier la non-violence et la bienveillance, mais il célèbre aussi leur diversité. Si on aperçoit déjà des joueurs comme des joueuses derrière les écrans dans la première partie du long-métrage, la deuxième moitié montre un public qui ratisse encore plus large: des enfants, des ados, des jeunes adultes de tous les genres et de toutes les origines suivent avec intérêt les aventures de Guy. Et ce, même si l'imagerie de Free City semble s'adresser tout particulièrement aux jeunes hommes: outre l'action explosive omniprésente, Free City permet aux joueurs doués de sympathiser avec une PNJ simplement intitulée "la bombasse" (si, si) et qui n'a d'autre vocation que de faire les yeux doux aux gros durs... jusqu'à ce que Guy l'interpelle et lui suggère qu'elle pourrait faire autre chose de sa vie. Free Guy pousse d'ailleurs l'ironie jusqu'à annoncer un peu plus tard, au détour d'un dialogue, que cette "bombasse" a décidé d'écrire une thèse de doctorat sur le patriarcat après être devenue consciente d'elle-même. On peut bien sûr percevoir le rôle quasi messianique de Guy au sein de Free City comme un artifice scénaristique qui permet d'entretenir les enjeux du film: après tout, la prise de conscience de Guy n'arrive que quelques jours avant la sortie de Free City 2, et sa popularité croissante auprès des joueurs est ce qui va pousser aussi bien les protagonistes que l'antagoniste réels à chacun redoubler d'effort dans leurs quêtes respectives.

MiniatureMais à travers l'héroïsme de Guy et ses conséquences, on pourrait aussi considérer que le long-métrage de Shawn Levy pose la question suivante: et si, finalement, les joueurs n'étaient pas quelque part prisonniers de l'offre de l'industrie ? Les jeux vidéo ont-ils une tendance à glorifier la violence parce que les joueurs la recherchent, ou parce que les têtes pensantes de l'industrie croient à tort que c'est une des seules manières de bien vendre ? A minima, l'imagerie de Free City conçue pour cibler les jeunes hommes, qui ne constituent qu'une partie du public, peut être mise en parallèle avec la passe d'armes de John McCormack avec le marketing de Microsoft concernant le personnage montré sur la pochette de Fable III, évoquée plus tôt dans cet article. Bien sûr, il existe de nombreux exemples de (très bons) jeux vidéo qui récompensent les actes non-violents, ou qui visent sinon à minimiser les victimes. Pensons par exemple aux immersive sims, comme les Deus Ex, où il est possible de terminer une partie sans commettre de meurtre (parfois avec quelques exceptions, selon le jeu). Les jeux où la violence n'existe pas ou très peu peuvent même être de beaux succès, comme en atteste les 30 millions de ventes d'Animal Crossing: New Horizons depuis sa sortie en mars 2020. Un tel chiffre est néanmoins encore loin des 150 millions d'un Grand Theft Auto V, qui n'en finit plus de ressortir depuis 2013, tandis qu'un certain Fortnite génère des revenus astronomiques pour Epic Games. Bref, même si le jeu vidéo se diversifie, le propos de Free Guy est encore loin d'être anachronique.

« Free Guy nous pose la question suivante: les jeux vidéo ont-ils une tendance à glorifier la violence parce que les joueurs la recherchent, ou parce que les têtes pensantes de l'industrie croient à tort que c'est une des seules manières de bien vendre ? »


MiniatureSi Free Guy n'a pas forcément été écrit pour être un plaidoyer en faveur d'un jeu vidéo laissant plus de place, par exemple, à la créativité et la contemplation, il fait en tout cas triompher une telle vision dans son dénouement. Grâce à un bug graphique dans l'appartement de Guy, Millie découvre que Free City intègre carrément la carte de Life Itself comme artefact graphique hors des limites de sa propre carte, en plus de réutiliser sans scrupules son moteur d'IA. À l'aide de Guy, Keys parvient à streamer cette carte et à créer le buzz sur le Web, forçant Antwan à conclure un deal avec Millie. Millie et Keys récupèrent alors le moteur d'IA et les PNJs de Free City pour créer Free Life, un jeu vidéo où les IAs de Free City, désormais toutes conscientes, évoluent librement dans un monde à la fois paradisiaque et loufoque. Free Life est un succès instantané auprès du public, tandis que l'empire d'Antwan s'écroule comme un château de cartes. D'une manière plutôt tordue, Free Guy donne raison au vieil adage "la vérité sort de la bouche des enfants": c'est effectivement un regard d'enfant, celui des intelligences artificielles des PNJs de Free City, qui révèle l'entêtement d'une industrie qui continue de vendre des jeux à l'aide d'une imagerie tout droit sortie de la fin du vingtième siècle au lieu d'évoluer avec son public.

Ici, la fiction rejoint au moins en partie la réalité: plusieurs licences de référence qui ont vu le jour au cours de la septième génération (c.-à-d. celle de la Xbox 360, de la PlayStation 3 et de la Nintendo Wii) puisent en effet leur inspiration dans le cinéma d'action, d'aventure et de science-fiction des années 80 et 90, comme en attestent les séries Uncharted et Gears of War, quoique leurs studios respectifs (Naughty Dog et Epic Games) ont tenté d'accorder leurs violons avec leur public. Réalisant qu'une partie des joueurs de Gears of War étaient en fait des joueuses, Epic Games a par exemple introduit plusieurs personnages féminins au fil des épisodes (un changement expliqué par Cliff Bleszinski chez Gamasutra), tandis que le dernier Uncharted en date, The Lost Legacy (PlayStation 4), place les joueuses (ou joueurs) aux commandes de deux personnages féminins qui étaient secondaires dans les opus précédents. Bien sûr, l'éventuel discours de Free Guy sur l'industrie du jeu vidéo n'est qu'une lecture possible de son scénario. Cependant, en matière de sous-texte, le réalisateur Shawn Levy n'en serait pas à son coup d'essai: sous ses airs de Rocky pour toute la famille et avec des robots, son film Real Steel amenait, en 2011, une réflexion sur la nature du sport en tant que spectacle. Et tandis que Free Guy fait triompher un jeu vidéo libéré des préjugés de l'industrie sur les joueurs, Real Steel faisait triompher la boxe et le fighting spirit sur la logique implacable des robots qui ont remplacé les boxeurs humains sur le ring. Mais Free Guy pourrait également être lu sous encore un autre angle: les philosophes en herbe y trouveront de quoi méditer sur la nature de nos vies et le libre arbitre (voir par exemple cet article en anglais).

Un blockbuster libre... d'interprétation

Quelle que soit la lecture que l'on en fasse, au moins une chose est sûre: Free Guy est sans doute le premier blockbuster à offrir un vrai commentaire sur le jeu vidéo, qui peut même être interprété comme une critique d'une industrie qui restreint son potentiel par méconnaissance de son public, là où ses prédécesseurs se contentaient de célébrer le jeu vidéo (Les mondes de Ralph, Ready Player One) ou de s'en servir comme d'un simple moteur pour le scénario (Tron, Ultimate Game). Cette possibilité de lire le long-métrage de Shawn Levy de plusieurs manières rattrape en tout cas ses défauts purement filmiques, comme un scénario finalement prévisible (la présence des IAs conscientes de Life Itself dans Free City étant suggérée très tôt) qui tend à faire paraître le film plus long qu'il ne l'est vraiment (un peu moins de deux heures). Gageons que le succès de Free Guy incite d'autres réalisateurs à creuser le sujet du jeu vidéo (et de son industrie) pour enfin lui donner une représentation digne de ce nom au sein du septième art. En attendant, le succès de Free Guy pourrait engendrer une suite, peut-être pour mieux approfondir ce qu'il a déjà pu nous dire... à moins, bien sûr, que cette suite n'explore de nouveaux horizons.

Les images qui accompagnent cet article proviennent de la galerie de l'Internet Movie DataBase pour Free Guy et ont été sensiblement réduites à l'occasion.

Cinéma Free Guy

Chronique rédigée par JefGrailet
Publié le 26/11/2021 à 13:16

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